La Ruhr est l'un des plus grands bassins industriels en Europe. Quelques chiffes pour vous donner une idée: 70 km entre Duisbourg et Dortmund, 5.2 millions d'habitants pour le seul bassin, plus de 12 si l'on ajoute la conurbation rhénane toute proche avec ses grandes villes comme Cologne ou Düsseldorf et une concentration industrielle proprement gigantesque. L'originalité géographique de la Ruhr est d'offrir des ressources minières étendues ( fer, potasse, charbon...), d'être au centre de l'Europe ( 150 km de Rotterdam, plus grand port du monde et débouché fluvial, routier et ferroviaire, 1h de route de la région des Trois Frontières-Liège, Maastricht, Aix-la-Chapelle, 1h également pour rejoindre Francfort et bien sûr l'axe rhénan, colonne vertébrale de l'Europe) et d'avoir bénéficier d'une logique d'urbanisation à grande échelle avec ses réseaux ferroviaires fluviaux, celui du gaz qui serpente entre des usines extensives et de petits centres résidentiels, le tout dominé par de grandes villes ( Duisbourg, 3ème port fluvial au monde, Essen-Gelsenkirchen, Bochum et Dortmund), de grands entrepreneurs (Siemens, Krupp...) et les caractéristiques de la politique industrielle allemande.
La richesse produite depuis le XIXème siècle dans ce bassin a une importance cruciale dans l'appréhension de l'histoire allemande: à titre d'exemple, je rappelle que l'occupation française de la Ruhr en 1923 n'est pas anodine, que le régime nazi s'est servi de la Ruhr comme d'un moteur économique chargé de redresser l'Allemagne entre 1933 et 1939 - notamment la construction des premières autoroutes en dalles de béton ajustées, A1 allemande entre Cologne et Dortmund, et que le dynamisme économique allemand actuel repose en partie sur les usines de la Ruhr.
La culture industrielle est omniprésente dans la Ruhr. Il s'agit d'un autre trait spécifique de cette région: la passé et le présent industriel - qui ont fortement imprégné le paysage et les mentalités ( c'est la région d'Allemagne la plus engagée dans l'associatif, mais aussi dans le syndical) participent pleinement du patrimoine commun et interviennent comme une donnée inébranlable. L'industrie n'est pas dénigrée comme une activité d'un autre âge sur laquelle il faudrait tirer un trait afin de se reconvertir, mais comme une structure évolutive qui se reconvertit elle-même. Peu de friches abandonnées, beaucoup d'usines encore en activité et surtout une intégration urbaine de ce patrmoine industriel: le Landschaftpark de Duisbourg, ou celui d'Essen sont rénovés, adoptent de nouvelles activités ( écoles, entreprises, salles de concert, de réception, sport et loisirs dans des espaces où la nature reprend ses droits mais pas n'importe comment, transports en communs...) qui les placent comme autant de pôles urbains.
Bien sûr certains sites sont moins favorisés, d'autres ont été détruits, l'environnement urbain est dans certains quartiers assez dégradé, certains sites sont partiellement exploités, d'autres
complétement fondus dans la ville et privés et il manque parfois une conception muséale à la française, avec musée, parcours plus approfondis, adaptation au public étranger et peu d'espaces d'échanges. On trouve plus souvent des restos à la mode dans des sites au charme presque buccolique que l'on peut explorer assez librement, des hommes d'affaires, et beaucoup de coureurs, de vélos, d'enfants. Une bibliothèque pour universitaires, un guide en anglais, trois musées assez généraux et une ambiance parfois un peu intime, comme si ce patrimoine était celui des Allemands avant tout.
Ce voyage a été très formateur. La vision allemande du patrimoine industriel est très différente de la nôtre, de notre "archéologie industrielle" théorique et frileuse. J'ai été très frappé par cette différence, d'autant plus que je l'ai sous-estimée: je l'ai envisagée sous l'angle de l'aboutissement et de la découverte, en plaçant bien sûr cet "eldorado" en meilleur position. J'en arrive à la conclusion que celle-ci est avant tout une différence entre mémoire industrielle et historique respective. Si la reconversion et l'intégration des lieux est moins importante et peut-être plus difficile en France, elle est beaucoup plus complète et aboutie. L'expérience allemande dans la Ruhr est esthétiquement un véritable bonheur parce que ces anciennes mines, cockeries ou aciéries sont intégrées à la ville; sur le plan patrimonial, elle s'inscrit dans l'âme de cette région comme d'autres mettent en valeur des "routes du champagne"ou des "églisescisterciennes".
C'est bien de cela dont il s'agit : de la "Route Industriekultur" et ses parcours thématiques en allemand, toujours à proximité de la vie, de la ville, de ses entreprises, de ses parcs d'attractions ( 5 dans d'anciens sites). Mais il manque parfois un centre de sources documentaires en différentes langues, une caution scientifique, la présence d'anciens employés prêts à témoigner, une logique muséale qui dépasse l'initiation ludique au monde de la mine pour les enfants, un parcours visible autrement que par une visite au pas de charge en allemand et payante.
Il y a beaucoup de choses à dire sur le sujet. Et puis, je commence tout juste à mettre en ordre toutes mes impressions, à prendre du recul; j'oscille entre émerveillement et esprit critique, parfois un peu chauvin c'est vrai. Cette confusion cache cependant une certitude: la patrimoine technique et industriel allemand gagne à la fois à être connu et à être adaptéen partie en France. Deux exemples pour illustrer cette conclusion: Essen sera Capitale eurpoéenne de la Culture en 2010, et le projet Bassin Minier Unesco est un terrain favorable à l'expérimentation d'un modèle de culture industrielle retrouvée et adaptée, notamment pour les problèmes de reconversion que connaît la région. L'installation du Louvre à Lens se rapproche ainsi de ce qui se fait dans la Ruhr, où de nombreux sites accueillent des expos d'ar
t et des institutions culturelles.